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IMPASSE THÉRAPEUTIQUE

Aujourd’hui, avec suffisamment de recul et un tant soit peu d’objectivité, il est plutôt aisé de synthétiser la situation critique du Liban.

La pathologie du pays, quoique complexe, ramifiée et polymorphe, est accessible à un diagnostic précis et circonstancié.

Par contre, le traitement est loin d’être évident.

En restant dans les formulations médicales, le Liban est aujourd’hui dans une impasse thérapeutique… y compris pour ceux qui, comme les révolutionnaires, sont sincèrement concernés par son sort et se penchent avec effroi et ferveur sur son lit de mort.

Pour ce qui est du diagnostic, je propose une version qui se veut objective, voire sommaire, en tout cas réaliste.

Concernant les dirigeants qui se livrent depuis trente ans à un jeu de chaises musicales, autour de la table du pouvoir, le diagnostic est vite fait : ils sont tous pourris, vendus, avides de pouvoir et de richesse.

Lorsque la société Libanaise émergeait d’une guerre civile qui l’avait profondément ébranlée, nos «leaders » se sont trouvés face à un choix déterminant. Soit la reconstruction, la réforme, la démocratie et la dignité, placées au service du citoyen. Soit l’enrichissement personnel, la démolition des ressources naturelles, la gestion des peurs, l’asservissement de la population et la prostitution aux pouvoirs étrangers.

Ils ont opté pour la deuxième voie.

Voilà pourquoi, à juste titre, la philosophie de la révolution les élimine intégralement, sans exception, et définitivement, sans possibilité de retour. D’où la fameuse devise : « tous, sans exception aucune »

Venons-en maintenant aux Libanais.

Désormais, ils sont dans leur grande majorité, favorables à la révolution.

Mais, contrairement aux politiciens, on ne peut pas les mettre dans le même sac.

Aujourd’hui, le ras-le-bol au plan politique et la déchéance au plan économique les unissent. Mais hier, ils n’appartenaient pas tout à fait la même sensibilité.

Leurs différences ont été, pendant des décennies, exploitées par les charognards qui nous gouvernent.

Cela peut paraître étonnant, mais je ne parle pas de la différence confessionnelle, ficelle maintes fois utilisée par nos politiciens de pacotille.

En réalité, la différence confessionnelle a été montée de toutes pièces. En effet, en se penchant de plus près sur l’histoire culturelle et sociale du Liban, on se rend compte que ce pays a longtemps joué le rôle d’un creuset où se fondent les religions, en vue d’exalter les vertus de l’homme universel.

Il est essentiel d’affirmer cela avec force : ce n’est pas la différence confessionnelle qui a permis aux dirigeants de nous exploiter et de nous soumettre pendant trente ans.

En fait, ce qui leur a permis de nous affaiblir en nous divisant, c’est la diversité de nos consciences citoyennes. Car au Liban, et ce au sein de toutes les confessions, il y a, globalement et en schématisant grossièrement, trois types de texture citoyenne, qu’il s’agit d’abord de distinguer, si nous voulons les rassembler ensuite, autour d’un même idéal.

Il y a ceux qui, par fidélité à leurs principes et à leur vision du Liban, l’ont quitté pour ne pas avoir à se compromettre. Ceux-là ont vite compris qu’une vie juste et sans soumission n’était plus possible dans le Liban de l’après-guerre, miné par des accords basés sur la confession et exécutés par des guides politico-religieux d’un autre temps.

Ils ont préféré l’exil et le déracinement, aux pistons, compromissions, et autres aliénations. Pour eux, quitter le pays, la mort dans l’âme, était le seul moyen de construire dignement leur leur foyer et leur vie, en cultivant sur une terre étrangère, les valeurs du vrai Liban, un Liban révolu, leur Liban de cœur. Des idéalistes intègres en quelque sorte, irréductibles à la compromission, obligés de s’exiler pour ne pas avoir à prendre part à la déchéance politique, économique et morale qui s’installait.

Les Libanais du deuxième groupe, toujours par fidélité à leurs principes et à leur vision du pays, ont choisi de rester. À leurs yeux, quitter c’était fuir et rester c’était résister. Ils avaient à cœur, très sincèrement pour une bonne partie d’entre eux, de devenir les acteurs de la reconstruction.

Force est de constater qu’ils ont été malmenés, voire déformés, à des degrés divers et plus ou moins consciemment, par la spirale infernale du pays.

Année après année, pour sauvegarder la stabilité de leur vie, et celle de leurs familles (au Liban, le sentiment d’appartenance à une famille est mille fois plus fort que le sentiment d’appartenance à un état, car la famille offre à ses membres ce qu’aucun gouvernement n’a jamais offert aux citoyens), ils ont intégré les déviations, les dysfonctionnements et les avaries du système. Au final, malgré leur intention louable de redresser le système, ils y ont pris part…

Au nom du pragmatisme, ils ont considéré que les « forces du mal » étaient plus fortes, qu’il fallait survivre comme on peut, et faire avec. C’est comme cela qu’ils ont progressivement accepté l’inacceptable : pas de loi qui vaille vraiment, pas de justice qui passe vraiment, pas d’égalité qui s’applique à tous.

Tous les principes, dignes d’un veritable pays démocratique, ont été bafoués sous leurs yeux et remplacés, avec leur assentiment, par le clientélisme, le féodalisme, et le confessionalisme. C’est ainsi que des lois et des accords inacceptables sont passés, que des gens incapables ont gouverné, grâce à des électeurs qui se sont fait acheter. La corruption et le piston ont envahi toutes les strates de la fonction publique et tous les milieux d’affaires. Malgré eux, les Libanais restés au Liban, entretenaient les distorsions, cautionnaient les malformations, et essuyaient les humiliations, sans vraiment réagir, préoccupés qu’ils étaient par le maintien de leur niveau de vie.

Terrorisés par l’éventualité d’un nouvel embrasement du pays qui viendrait une nouvelle fois perturber leur équilibre instable, ils ont paradoxalement participé à la consolidation des anciens chefs de guerre. Le maintien en fonction des ténors de la guerre civile a eu une conséquence mortifère pour le pays, celle d’écarter toute possibilité de tirer le bilan objectif de la guerre et d’en tirer les leçons pour la construction de la paix. Comme si la guerre n’avait jamais cessé…

Ainsi, ces deux premiers grands groupes (dont on pourrait dégager une quantité de sous-groupes), en fonction de leur vision des choses (mais aussi de leurs possibilités matérielles et fonctionnelles) ont tenté, chacune à sa façon, de sauvegarder l’idée (ou devrais-je dire l’utopie) d’un Liban libre, prospère et juste.

La troisième cohorte de « citoyens » est celle qui, consciemment et volontairement, s’est conformée au jeu des corrompus, faisant de la corruption son fond de commerce, en dehors de toute honnêteté, de tout patriotisme, mais aussi de toute fidélité à une quelconque religion, son seul vrai Dieu étant l’argent.

À l’arrivée, ils ont tous échoués : les premiers, ayant décidé de quitter le navire avant que celui-ci ne s’écrase contre les récifs de la corruption, ne pouvaient plus rien faire pour l’aider. Les deuxièmes, en acceptant que le navire se transforme en galère, sont devenus eux-mêmes les galériens. Les troisièmes, en obéissant aveuglément et sans vergogne à leurs commanditaires, en échange de quelques billets verts, ont fragilisé l’embarcation, à tel point qu’ils sont aujourd’hui à deux doigts de la couler.

Les premiers, par conviction, ont refusé de se salir les mains et ont dû passé leur chemin, reconnaissant dans le même temps leur incapacité à secourir le pays. Les deuxièmes, par engagement, par pragmatisme, et pour une partie grandissante d’entre eux, par fatalisme puis par opportunisme, se sont salis les mains, à des degrés divers, en essayant, sans succès, de limiter les dégâts. Les troisièmes ont volontairement exécuté le sale boulot au profit de nos éminences pestilentielles.

Aujourd’hui, c’est malheureux d’avoir à le dire, mais c’est la faim et la pauvreté qui unissent les gens, et réveillent les consciences.

Toutefois, il est fondamental de préciser que ces trois catégories sont des victimes, et de les distinguer de leurs bourreaux. Il s’agit de trois formes de conscience citoyenne qui ont impliqué trois façons de survivre à un même désastre.

Un désastre dont les instigateurs, connus de tous, sont les vrais coupables.

Jusqu’où peut-on reprocher au premier sous-groupe de tenir aux valeurs fondatrices de notre nation et de faire passer une haute idée du pays avant toute autre considération ?

Jusqu’où peut-on reprocher au deuxième sous-groupe d’amender ses principes, en allant parfois jusqu’à s’asseoir dessus, pour pouvoir continuer à subsister, tant bien que mal, et faire perdurer cette nation ?

Jusqu’où peut-on reprocher au troisième sous-groupe, souvent peu instruit, misérable et laissé pour compte, d’avoir vendu son âme au diable, dans cette même nation où l’état laisse crever les démunis sur le bord de la route ?

C’est sur ces bases que doit se consolider l’union historique de la population Libanaise : Dans le cadre d’une puissante rébellion, tous les doigts de la révolution, quelle que soit leur classe sociale et leur confession, pointent dans la même direction, celle de l’oppression et de la corruption, subies de différentes façons et pour différentes raisons.

Les grandes lignes des causes (corruption plus ou moins généralisée) et des conséquences (nécessaire révolution dans l’union) étant tracées, les questions qui se posent sont les suivantes : quelles sont les chances d’aboutir de la révolution ? Quels objectifs peut-elle ou doit-elle viser ?

C’est là qu’entre en jeu une donnée sensible, véritable point névralgique de notre petit pays, perdu au milieu d’un immense conflit : la souveraineté du Liban est constamment confisquée par des puissances étrangères.

Les puissances étrangères, de tous bords, sont régulièrement tentées de maintenir en place des leaders toxiques, conspués par la révolution, dans le seul but de garder leur emprise sur l’échiquier régional. Au mépris de la démocratie et des droits de l’homme. Notions qu’ils déclarent pourtant défendre.

En pratique, cela veut dire que si les politiciens-prédateurs continuent à sévir, malgré la révolution, c’est qu’ils peuvent, encore et toujours, s’appuyer sur des puissances extérieures, et qu’il y a encore des Libanais asses sots pour les soutenir de l’intérieur.

Cela implique également, que ces mêmes pressions étrangères, par leur influence et leur pouvoir d’ingérence, ont la capacité de trafiquer, paralyser ou déformer le sens et le but de la révolution, jusqu’à la retourner contre elle-même et l’anéantir.

Nous avons vu tant de printemps arabes se transformer en hiver glacial, et des vents de liberté se transformer en tempête de sable.

Grâce à la révolution, et pour la première fois, le Liban s’est construit une unité basée sur la citoyenneté, une citoyenneté qui réprouve toute sorte de clivage.

Idéalement, c’est donc la citoyenneté qui doit symboliser le point d’ancrage de la révolution, et la souveraineté qui doit symboliser l’objectif à atteindre.

Mais dans le contexte régional et international que l’on connaît, l’unité du peuple, condition incontournable du salut, est-elle vraiment acquise ?

L’union de tous les révolutionnaires, enfin débarrassés du mensonge confessionnel, résistera-t-elle aux intérêts des politiciens vendus aux puissances étrangères ?

Les révolutionnaires pourront-ils aller jusqu’au bout de leur démarche, en gardant leurs rangs serrés, sans être récupérés, divisés, ou dissous ?

Malgré une détermination remarquable, ils sont confrontés à une impasse thérapeutique, privés qu’ils sont d’une cure vitale pour le pays, une purge qu’ils appellent pourtant de leur vœux et qu’ils payent de leur vie.

La révolution ne doit pas et ne peut pas être volée, détournée ou éteinte.

La lucidité, le pardon et la réconciliation entre les trois groupes de citoyens, couplés à la résilience et à l’unité face aux oppresseurs, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, sont nécessaires pour donner naissance à une force formidable, autorisant l’ensemble des Libanais à nourrir le mince espoir d’une refondation du pays.

Ce combat existentiel, quoique très exigeant, n’est pas perdu d’avance. C’est le combat de David contre Goliath. Un combat qui se gagne avec une foi à déplacer les montagnes.

Le combat d’une révolution qui, tôt ou tard, trouvera le chemin de la victoire, en assimilant trois vertus cardinales : UNITE, CITOYENNETÉ, SOUVERAINETÉ

Mario Abinader

Published inLIBAN

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